« J'ai poussé sur un terrain très favorable. Mon père fumait, ma mère fumait,mes grands-parents fumaient, et même mon arrière-grand-mère, je lecertifie sur photo. Les réunions de famille, c'était des tabagies. Àtable, hors de table, dedans, dehors. Il me reste des souvenirs. Par uncurieux paradoxe, qui probablement n'en est pas un, la mémoire du tabacrejoint celle des voitures.Comme si les deux rêves de ma qualité de jeune garçon se conjuguaient en un accord parfait...
J'ai huit ans. Mes grands-parents et moi revenons d'une cérémonie quelconque et familiale. Ils sont vêtus chic.
Ma grand-mère avec col blanc, sac vernis et crêpe Georgette ; Mon grand-père, en costume croisé et cravate sombre. C'est elle quiconduit. À l'époque, une Vespa 400 bleu marine. Il s'agit de se garer.Elle fume, lui pas. La manoeuvre est d'autant plus difficile qu'àl'intérieur, l'auto est trop étroite pour qu'on y tienne à trois. Lescoudes se heurtent, les mains virevoltent, la fumée monte. Magrand-mère n'y arrive pas. Mon grand-père l'encourage :
"Vous n'avez jamais su vous garer !"
Elle hausse les épaules, braque et contre-braque.
"Pourtant, la place est grande !"
Pas de réponse. Et lui, aimable : "Vous devriez éteindre votre cigarette.Quand on est maladroite comme vous, on n'essaie pas de faire deuxchoses à la fois !"
La tension grimpe, la chaleur aussi, et la Vespa s'exaspère : elle heurte la voiture qui se trouve derière.
"Non seulement vous ne savez pas conduire, mais en plus, vous êtes une brise-fer !"
Dehors,un attroupement s'est formé. Les badauds regardent en riant ces deuxsexagénaires flanqués d'un galopin qui se disputent pour soixante-dixcentimètres devant et un mètre vingt derrière.
Ma grand-mère, qui avait le sens de la dignité, adresse des souriresrouges et contraints à ceux qui nous observent. et lâche en directionde son époux : "Au lieu de m'enguirlander, vous feriez mieux de meguider !
-Vous guider ! Mais vous me rentreriez dedans !"
Choc à l'avant. La cigarette de la conductrice tombe sur le pantalon du passager.
"Et en plus, elle va me brûler !"
Il ouvre la portière et jaillit hors de l'auto minuscule. Se penche et,tout en montrant le trou causé par la cendre chaude, ajoute, gracieux :
"Heureusement que vous savez coudre... ça vous occupera pour la soirée."
Sur quoi, vexée, ma grand-mère sort à son tour. elle lance les clés sur letrottoir et disparaît. Mon grand-père me regarde, hoche la tête, navré,et conclut :
"Parfois quand même, j'exagère..."
Lui et moi, on a poussé la voiture. »
Que vous évoque la cigarette ?